Interview de Monsieur Ren par Los Angeles Times

Interview avec le Los Angeles Times
Le 14 mars 2019 à Shenzhen
Norman Pearlstine, rédacteur en chef de Los Angeles Times : Merci vraiment d’avoir accepté cette interview malgré votre emploi du temps que je sais très chargé. Je suis au courant que durant ces deux derniers mois vous avez reçu plus de journalistes que vous ne l’avez fait pendant les décennies passées. Je préfère ne pas répéter les questions déjà posées par d’autres collègues, notamment de la BBC. J’essaierai de vous interroger sur des thèmes différents. Il y aura donc plusieurs catégories de questions : liées d’abord à l’histoire de Huawei depuis 1987, puis sur l’avenir ou les tendances futures du secteur.
M. REN : J’accepte volontiers cet arrangement. Prenons donc les questions les unes après les autres. Prenez votre temps pour me poser les questions dont la réponse permettra de satisfaire votre curiosité. Il n’y a pas de limite de temps. Si la matinée ne suffit pas, je pourrai modifier mon programme de cet après-midi et essayer de vous consacrer encore du temps.
Norman Pearlstine : Merci pour cette générosité dont je n’abuserai pas.
M. REN : N’hésitez pas à poser toutes vos questions même épineuses, j’y répondrai de manière franche. Les questions pertinentes qui intéressent tout le monde contribueront à faciliter notre compréhension mutuelle.
1. Norman Pearlstine : Ma première question concerne donc une affaire récente. Huawei a pris la décision de traduire le gouvernement américain en justice auprès d’une cour fédérale au Texas. Tout en sachant que vous avez souhaité laisser les discussions au tribunal au lieu d’en parler devant les médias, je serais curieux de connaître la motivation de cette action judiciaire. Certains commentateurs jugent cette plainte très difficile à gagner, alors si le procès a lieu, c’est pour gagner l’opinion publique ou bien pour faciliter davantage la « compréhension mutuelle » entre Huawei et Washington ? Nous savons que ce dernier a toujours fustigé Huawei.
M. REN : Depuis une dizaine d’années, le gouvernement américain s’en prend à Huawei, sautant sur la moindre occasion pour nous affaiblir. Nous sommes restés dans la retenue tant que nous l’avons pu. Sachez que la retenue n’est pas synonyme d’indifférence ni d’inertie. Nous avons vécu toutes sortes de litiges aux États-Unis dans le passé, mais ceux-là nous mettaient en prise avec les entreprises américaines, tandis que cette fois-ci, c’est avec le gouvernement américain.
Ce dernier a exclu Huawei par décret, sans passer par la procédure juridique. Si cette loi en question entre en vigueur au mois d’août prochain [l’interview se tenait au mois de mars 2019], nous nous verrons par conséquent sanctionnés. Nous sommes donc bien obligés de faire entendre notre voix et notre colère maintenant, cette colère étant le fruit d’une mûre réflexion et s’appuyant sur un socle juridique solide. Si on arrive à obtenir gain de cause, la grandeur du système de justice américain n’en sera que pleinement démontrée, permettant au peuple du monde entier de témoigner de la franchise, de l’ouverture et de la grandeur des États-Unis. Dans le cas contraire, lors du plaidoyer, le gouvernement américain produirait des preuves qui pourraient justifier notre innocence. Le gouvernement américain n’apportera peut-être pas d’amendement à ce décret en question, mais il ne pourra désormais plus nous accuser à tort et l’affaire sera close.
2. Norman Pearlstine : Si vous deviez faire une prévision : d’ici à un ou cinq ans, comment envisagez-vous l’activité de Huawei sur le territoire américain ? La présence commerciale aux USA est-elle importante pour votre entreprise ? J’ai constaté que sans y avoir eu beaucoup d’activités pendant les deux premiers mois de cette année 2019, vous avez bien réussi par rapport à la même période de 2018 au niveau des ventes. Si le nom de Huawei est vraiment sur liste noire, est-ce que cela impactera vos activités dans d’autres pays à part aux États-Unis ?
M. REN : Nous ne sommes pas obligés d’y être présents. Mais il me paraît nécessaire de mettre les choses au clair. L’Amérique est un pays très très puissant que les gens écoutent beaucoup. Si on ne révèle pas la vérité maintenant, on risque très probablement d’être accusé à tort par d’autres pays à l’avenir.
3. Norman Pearlstine : Pensez-vous que Huawei aurait dû lever le voile beaucoup plus tôt ? L’attitude du nouveau gouvernement américain au pouvoir a changé par rapport à l’époque. Est-ce que, par exemple en comparaison à la situation d’il y a sept ou huit ans, il devient urgent de vous faire entendre aujourd’hui ?
M. REN : Nous avons toujours choisi la retenue aussi bien sur le territoire américain que sur le territoire chinois. Ce n’est jamais chose facile de prouver qui l’on est. La Chine est un pays socialiste tandis que l’organisation interne de Huawei est de nature capitaliste. Deux tiers de la population chinoise vit dans la pauvreté quand la plupart de nos employés sont plutôt bien payés par rapport à la moyenne nationale. Être trop visibles en Chine pourrait produire le contraire de l’effet voulu. C’est la raison pour laquelle nous travaillons d’arrache-pied pour que les clients soient satisfaits et signent avec nous des contrats. Les employés qui veulent gagner plus en travaillant moins sont donc partis.
Quand on se trouve dans un pays étranger, les gens nous regardent comme des communistes compte tenu de l’histoire de la Chine et utilisent cet argument contre nous. En Chine, a contrario, les gens nous qualifient de capitalistes pour nous frapper. Comme nous sommes coincés entre les deux, il faut rester discrets. Mais les choses sont allées si loin que nous sommes obligés d’hurler notre colère. Le NDAA [Loi d’autorisation de la Défense nationale] nous a poussés au bout.
Mais revenons à votre question : pourquoi pas plus tôt ? Pourquoi aujourd’hui ? Eh bien on l’a fait parce qu’on n’en pouvait vraiment plus.
4. Norman Pearlstine : En Amérique, nous avons un dicton qui dit qu’il ne faut pas prendre la gentillesse pour de la faiblesse. Pour être franc avec vous, je m’intéresse à Huawei depuis longtemps. Dans les années 1970, je travaillais en Californie et j’ai été témoin des débuts d’entreprises technologiques telles qu’Intel. J’ai lu le rapport 2005 de Rand et celui du Comité du Congrès américain de 2012 qui visait Huawei. Ce dernier reprenait une partie du contenu du rapport de RAND. Les informations dans les propos du gouvernement américain qui visent Huawei en 2018 ressemblent à ce que j’ai pu lire il y a quatorze ans. Le gouvernement américain accuse Huawei d’être une extension du gouvernement chinois.
J’ai eu l’occasion de discuter avec des gens qui pendant longtemps ont travaillé avec Huawei. J’ai également pris le temps de lire l’histoire de Huawei. Tout cela m’a fait comprendre, qu’à l’époque, le gouvernement chinois n’était pas vraiment ami avec Huawei, que Huawei avait pour concurrents des entreprises d’État, que même ZTE avait pour actionnaire majoritaire… le gouvernement. La situation est différente aujourd’hui puisque le gouvernement chinois vous ouvre les bras, qualifie Huawei d’entreprise phare et critique ouvertement les comportements du Canada et des USA, ce qui produit probablement plus d’effets négatifs que bénéfiques pour votre entreprise dans les circonstances actuelles. Je me demande si vous jugez mon commentaire approprié. Huawei est une entreprise capitaliste rêvée par M. Deng Xiaoping.
M. REN : Le silence n’est pas synonyme de manque de courage, ni la retenue d’inertie. Nous comptons sur la procédure judiciaire pour éclairer les questions qui intéressent tout le monde. Même si le gouvernement chinois et le gouvernement américain règlent le problème de Huawei au cours des pourparlers, il restera des zones d’ombre. Dans deux ans, quand le nouveau collège parlementaire américain sera élu, on recommencera à s’en prendre à nous et nous serons à nouveau empêtrés dans des litiges. Il nous faut donc éclaircir les choses en laissant les tribunaux américains prononcer leur verdict. Comme cela, personne ne nous remettra plus en cause.
La justice américaine doit faire la lumière sur l’ensemble des problèmes historiques, ce qui nous permettra de nous focaliser sur le développement de l’entreprise sur les deux ou trois décennies à venir. Soucieux de protéger les intérêts des ressortissants chinois, le gouvernement chinois a agi comme il le devait. Cela se comprend. Face aux actes très malveillants du gouvernement américain, la voix du gouvernement chinois pourrait avoir des effets négatifs sur la scène internationale. Nous en sommes conscients. En tout cas, aussi bien aux USA qu’au Canada, nous avons toujours fait appel à leur justice, que nous croyons ouverte et juste. Toutes les preuves seront mises sur la table et devant les médias, cela permettra je pense d’éclairer les choses. Le comportement du gouvernement chinois n’engage que lui, tandis que nous poursuivons, nous, toujours la voie de la justice. Ces deux affaires n’ont rien à voir l’une avec l’autre. L’année dernière, nous avons payé 90,5 milliards de renminbi d’impôts au gouvernement chinois. Si le contribuable exemplaire que nous sommes est traité de manière injuste et que le gouvernement chinois ne dit toujours rien, le gouvernement américain s’en prendra à un plus grand nombre d’entreprises chinoises voire à toutes. N’est-ce pas vrai que par le passé le gouvernement américain s’est attaqué à Alstom et à Toshiba ? Sous cet angle, le gouvernement américain n’a pas une très belle réputation. Il est donc normal que le gouvernement chinois fasse entendre sa colère.
5. Norman Pearlstine : Ces deux affaires que vous mentionnez me sont inconnues. De mémoire, on n’a jamais vu le gouvernement américain s’attaquer à une entreprise étrangère de façon aussi violente et déterminée au cours des dernières décennies. Je comprends aussi que dans le secteur des télécommunications, les intérêts nationaux et les intérêts des entreprises puissent s’opposer parfois. D’après vous, quelle est la vraie motivation américaine derrière ces actions, visent-elles Huawei ou bien la Chine ?
M. REN : Je pense que cela nous aide surtout à faire grimper nos ventes et renforcer notre influence. Nous ne sommes qu’une entreprise privée qui n’a que peu d’influence. Le gouvernement américain parle tant de Huawei partout dans le monde que toutes les entreprises vont aller faire des recherches pour savoir qui est Huawei. Et cela augmente nos ventes.
Norman Pearlstine : Donc cette situation difficile vous fait du bien ?
M. REN : Ce que je viens de vous raconter n’est que le bénéfice extérieur. Les Américains étant très influents, c’est comme s’ils faisaient la pub de notre entreprise dans le monde entier. Je peux vous parler du bénéfice interne que cela nous rapporte aussi.
Norman Pearlstine : Allez-y ! Puisque cela vous fait tant de bien. Mais pourquoi leur intenter un procès alors ?
M. REN : Un personnage très célèbre a dit qu’un donjon est facile à détruire de l’intérieur et à renforcer de l’extérieur. Comment interpréter cette phrase ? La plupart des collaborateurs de Huawei s’étaient enrichis en trois décennies d’efforts. Ils sont en train de perdre le moral pour se battre. Par exemple, les gens que vous voyez ici, devenus très riches, n’auront plus envie d’aller travailler en Afrique ni installer une station de base dans l’Himalaya ni prendre un poste dans les zones ravagées par le sida ou le virus ebola. Huawei est en train de s’effondrer moralement.
Norman Pearlstine : Parce que l’entreprise a pris de l’ampleur ?
M. REN : Non, parce que l’on gagne de plus en plus d’argent. Il y a de plus en plus de cadres haut gradés et d’employés très bien payés. Nos activités atteignent une phase mûre où nous n’avons plus besoin d’autant de hauts officiers. Nous avons toujours parlé de réduire nos effectifs, mais nous n’avons pas réussi. Huawei prenait la même direction que beaucoup d’entreprises occidentales, qui glissaient vers le déclin.
Maintenant, avec l’attaque américaine, nous sommes en alerte. Si nous ne réformons pas notre organisation en « perdant du poids », nous n’aurons pas d’avenir. L’attaque américaine a permis de renforcer notre union interne et notre esprit combatif. Nous pouvons faire partir les cadres superflus. Certains hauts placés sont envoyés en première ligne pour faire le travail du soldat et non celui du lieutenant. Des gens ont travaillé très dur pendant des années pour devenir lieutenants, la direction ne doit pas parachuter quelqu’un pour leur voler la place.
Si vous retourniez à l’école primaire, au collège, au lycée, vous pourriez boucler le programme de la première année scolaire en 10 minutes, 20 minutes pour la deuxième, puis 30 minutes pour la troisième. En moins d’une journée, vous auriez terminé tout le cursus scolaire de l’école primaire, en deux jours celui du lycée, en trois celui de l’université, puis en un mois celui du doctorat. De la même façon, on va laisser le haut gradé faire le travail de première ligne parce qu’il est très compétent et pourra y exceller. Il n’ira pas arracher un poste de lieutenant à d’autres. Comme cela tout le monde est content.
De cette façon, entre trois et cinq ans, on pourra baisser le coût de gestion de l’administration de quelques milliards de dollars. Dans cinq ans, le revenu généré par les ventes se situera entre 260 et 300 milliards de dollars. Le gouvernement américain nous a fourni le catalyseur de la réforme. Si vous avez l’occasion de rencontrer M. Pompeo et M. Pence, veuillez leur transmettre mes remerciements les plus sincères. S’ils effectuent une visite en Chine et que lors de leur venue à Pékin ils acceptent de me recevoir, j’accepterai volontiers et je leur apporterai des fleurs.
Norman Pearlstine : Je vous promets que je le ferai.
M. REN : Par ses forces internes, l’œuf deviendra le poussin. Sauf que nous ne sommes pas des œufs dont la coquille est très fragile. Par des forces externes, notre coquille a été renforcée pour devenir de l’alliage. Aux mois de janvier et février 2019, notre revenu généré par les ventes a augmenté de 35,8% par rapport à la même période de l’année précédente.
Pourquoi porte-t-on plainte contre le gouvernement américain alors ? Nous souhaitons voir le gouvernement américain donner des preuves de ses allégations pour que le monde entier puisse comprendre ce que nous sommes.
Ces forces externes sont arrivées pile au moment où je m’inquiétais beaucoup pour l’avenir de l’entreprise. Grâce à elles, l’entreprise est restructurée et j’en suis vraiment content.
6. Norman Pearlstine : Un proverbe dit que tout ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Choisir ce chemin présente un haut risque parce qu’il faut avant tout s’assurer de ne pas être tué. Je comprends ce que vous voulez dire : avec l’énorme succès de Huawei, l’organisation même et certains employés sont devenus lâches, donc il faut redynamiser le groupe. Mais vos propos me font penser à la période de la révolution culturelle, au sort de la Bande des Quatre, puisque l’on envoie les gens se faire rééduquer. J’ai peut-être compris de travers, est-ce que vous pourriez m’expliquer ?
M. REN : Sans épreuves de force, comment forger un homme fort ? Les héros dans l’histoire ont toujours traversé énormément d’épreuves. Ce n’est pas une révolution culturelle. Dans n’importe quelle entreprise, il y a des salariés qui partent. La différence chez nous est que ceux qui remplissent certaines conditions peuvent garder les actions de l’entreprise qui rapportent des dividendes.
Faire maigrir l’organisation, licencier les gens, envoyer une partie des employés là où ils sont nécessaires au groupe, les gens sont contents avec ces mesures. À titre d’exemple, il y a deux ans, nous avons dissout le département des logiciels qui comptait 10000 collaborateurs et dépensait près de 10 milliards de dollars sans donner pour autant de bons résultats. Nous avons donc pris la décision d’y apporter des modifications. Nous avions peur que les gens soient mécontents et pensions augmenter un peu les salaires. Mais avant qu’on ait eu le temps de prendre quelque mesure que ce soit, ils ont intégré « l’armée principale », les domaines des terminaux et du cloud. Les terminaux ont progressé très vite ces dernières années justement grâce à leur contribution. Ils ont donc quitté une unité moins performante pour aller dans un département plus performant, accédant ainsi à de nouvelles opportunités. Ils ont été bien évidemment soumis aux épreuves du nouveau poste. Cette année au mois de mars nous allons célébrer leur performance parce que cette énorme équipe de 10000 ou 20000 personnes a réussi à se transformer. Ils ont exprimé le souhait de voir 3000 d’entre eux défiler sur le tapis rouge. Nous avons accédé à cette demande. Simplement nous ne savons pas si nous pourrons trouver un tapis suffisamment long…
Norman Pearlstine : Ce genre de problème existe également dans notre milieu d’affaires. Beaucoup de gens ont grandi en lisant le journal papier, c’était la méthode d’apprentissage de l’époque. Maintenant, ils sont obligés de se former et de communiquer par le biais d’un Mate X ou autre smartphone avec un écran encore plus petit. Pour les gens qui ont grandi dans un système, les rééduquer est d’une difficulté quasi insurmontable. Vous avez toute mon admiration puisque vous y avez réussi.
7. Norman Pearlstine : Pour Huawei et vous-même, par rapport à l’année 1987 où vous et quelques autres personnes travaillaient dans un petit appartement lorsque l’entreprise débutait, quelle est la différence entre aujourd’hui et cette période-là ? On a mis plusieurs jours à visiter les différents sites disséminés dans le parc, qui recèle des bâtiments magnifiques et où les employés travaillent sur les techniques les plus pointues et les plus avancées. Pourriez-vous nous faire une présentation rétrospective de votre carrière ? Vous étiez un militaire démobilisé quand vous vous êtes lancé. Au tout début de Huawei, vous vendiez les petits standards fabriqués par une usine de Hong Kong. Vous n’étiez pas spécialisé en télécommunication puisque vous avez suivi une formation d’architecte. Quand vous avez fondé l’entreprise, vous aviez déjà plus de 40 ans. Comment vivre un tournant si important dans la vie ? Cela a-t-il été difficile ? Dans le milieu d’affaires américain, il n’y a que Ralph. J. Roberts, fondateur de l’entreprise de radio et de télévision Comcast, qui a eu un parcours similaire, lui qui a commencé en vendant des colliers pour animaux de compagnie et a petit à petit créé l’entreprise que l’on connaît. Quelle a été votre carrière ?
M. REN : J’ai été obligé de me lancer lors de la grande démobilisation des militaires chinois. La Chine vivait un tournant important, passant de l’économie planifiée à l’économie du marché.
La Chine a connu bien des difficultés pour arriver là où elle est aujourd’hui. Imaginez combien ce serait difficile pour un pays comme la Corée du Nord de virer vers un régime comme celui des Américains ! Quand on est sorti de l’armée pour aller vers le marché, on était comme jetlaggés. Fini le temps où l’on touchait un salaire peu élevé certes, mais au moins régulier. On ne comprenait pas ce que c’était l’économie de marché. À l’époque, je ne connaissais même pas le supermarché. J’avais des amis partis aux États-Unis ou au Canada pour faire leurs études qui, de retour en Chine, n’arrêtaient pas de chanter les louanges de ces supermarchés. Mais j’avais vraiment du mal à imaginer à quoi cela ressemblait. Plus tard, quand les supermarchés ont commencé à fleurir à Shenzhen, j’avais déjà compris ce que c’était. Mais quand le neveu de mon épouse est venu à Shenzhen nous rendre visite et est allé dans un supermarché, voyant qu’on pouvait tout prendre dans les rayons, il a cru que c’était gratuit.
Ce genre de description n’a rien d’exagéré tellement les Chinois ignoraient l’économie de marché il y a trente ans. Or, nous étions déjà jetés dans l’océan de l’économie de marché, comment survivre ? J’avais de la famille à nourrir. La vie était incroyablement difficile au début de ma carrière. Mon épouse allait faire les courses à la fin de la journée parce que c’était le moment où les choses coûtaient le moins cher. Elle achetait des poissons morts et des crevettes pas très fraîches qui coûtaient deux fois rien. Comme l’enfant devait manger des protéines, on lui faisait manger ces poissons et ces crevettes. Quand on mangeait du poulet, on mangeait d’abord la viande, puis on remettait les os dans la marmite pour faire de la soupe. Il y a trente ans, les Chinois vivaient comme ça. C’est l’enfance que MENG Wanzhou a connue.
Grâce à la réforme et l’ouverture de la Chine, nous en sommes arrivés là où nous sommes aujourd’hui. Selon les Occidentaux, la réforme chinoise n’est toujours pas suffisante. Mais figurez-vous qu’il y a trente ou quarante ans, il suffisait que je vous serre la main pour que des policiers m’arrêtent. Je suis assis devant vous maintenant pour parler des États-Unis et de notre entreprise sans que l’on m’arrête. Ceci prouve que, sur le plan politique, la Chine a beaucoup réformé et beaucoup avancé. À cause du niveau d’éducation en moyenne plus bas que celui des pays industrialisés, la réforme a été lente, mais cela se comprend. Et c’est pourquoi nous avons été patients. Les choses que la loi ne permet pas, notre entreprise ne le fait pas. Il faut qu’une loi le permette pour que l’on fasse ensuite conformément à la loi.
8. Norman Pearlstine : Vous m’avez raconté l’histoire du poulet, des os et de la soupe. On m’a dit qu’au début de la création de Huawei, il vous est arrivé de faire de la soupe et de l’apporter à vos employés, est-ce vrai ?
M. REN : Non, c’est exagéré. Nos employés partaient en voyage ce jour-là et voulaient que je leur prépare un plat parce que je réussissais bien les plats braisés. J’ai donc fait la cuisine pour eux et ils ont emmené la gamelle. Ça c’est la version authentique, et pas de la soupe.
Une autre fois, j’étais en mission en Turkménistan. Comme notre bureau de représentation dans le pays était trop petit et que je devais passer une journée et demie dans le pays, je me suis promené dans le marché où j’ai acheté une tête de truie. C’était la tête d’une vieille truie et j’ai mis six heures à la cuire, alors j’ai profité de ce temps pour parler avec les employés.
Le week-end, je fais la cuisine chez moi, ma femme dit souvent que c’est moi qui fais la cuisine pour la nounou.
9. Norman Pearlstine : Vous avez donc été au Turkménistan. Vous vous êtes aussi souvent rendu aux USA dans le passé, est-ce que vous avez été influencé par ce que vous avez vu dans ce pays ? Comme par exemple la façon de concevoir la gestion d’entreprise ?
M. REN : J’ai été pro-américain dès mon adolescence et je le suis toujours aujourd’hui. Lors de la révolution culturelle, l’État-major de l’Armée de la Libération avait organisé une mission d’études à l’École militaire de West Point. Le journal de la PLA a publié beaucoup d’articles francs et sérieux sur cette mission et qui correspondaient à la réalité que l’on a vue plus tard à West Point. Notre entreprise s’est toujours inspirée de l’armée américaine. Par exemple, notre système d’examens réguliers pour garantir l’efficacité de notre formation est directement inspiré par l’armée américaine.
Nous avons été sérieux dans notre apprentissage auprès de nos maîtres américains. Pendant les trois dernières décennies, nous avons fait appel à plus d’une vingtaine de cabinets de consultants américains qui nous ont appris la gestion d’entreprise à l’américaine. Nous avons payé des dizaines de milliards de frais en conseil. C’est KPMG qui se charge de nous auditer. Et voici notre rapport annuel vu par KPMG.
Norman Pearlstine : C’est la version la plus récente ?
M. REN : C’est celle de l’année passée. La plus récente sera publiée le 29 mars. Je vous l’enverrai.
10. Norman Pearlstine : Nous venons de parler longuement des problèmes liés aux États-Unis, parlons maintenant du Canada. Mon épouse est canadienne. Nous avons acheté un appartement à Vancouver il y a quelques années. Le 22 mars, j’irai faire un tour à Vancouver, j’aimerais en profiter pour parler avec l’avocat de Huawei, si cela est possible, pour connaître la situation au Canada et aux USA, et aussi pour avoir des nouvelles de votre fille. Pour moi, c’est peut-être le plus grand des mystères. Les conflits commerciaux, les sanctions et l’embargo… tout cela est accessible à notre compréhension, mais ce qu’il se passe aujourd’hui, personnellement, je n’ai jamais rien vu de tel. Les Canadiens ne doivent pas avoir la conscience tranquille à cause de ça. J’espère que l’occasion se présentera pour que je puisse y voir plus clair.
M. REN : À mon avis, aussi bien le Canada que la Chine sont victimes dans cette affaire. Quand le pélican et la palourde se battent, c’est le pêcheur qui les observe qui en profite le plus à la fin. Les USA ont beaucoup profité des pourparlers sino-américains, tandis que le Canada y perd. MENG Wanzhou a un casier judiciaire vierge. Elle n’a jamais commis de crime sur le territoire canadien. Ce qu’a fait le gouvernement canadien n’est pas vraiment un choix de sagesse. MENG Wanzhou a voyagé dans beaucoup de pays à travers le monde, alors pourquoi ces pays-là ne l’ont-ils pas arrêtée ? En tout cas, la procédure judiciaire a commencé, il va falloir se battre avec les outils juridiques.
Norman Pearlstine : Je comprends bien et je respecte ce que vous dites. Je suis d’accord. Je veux simplement connaître les détails auprès de l’avocat.
M. REN : Vous pouvez rencontrer notre avocat au Canada.
Norman Pearlstine : J’ai fait des études d’avocat, mais la loi canadienne dépasse ma compétence.
11. Norman Pearlstine : Pourriez-vous parler de Shenzhen ? Cette ville vous a accueilli après la démobilisation. De plus, depuis lors, Shenzhen a évolué presque aussi vite que Huawei. Dans quelle mesure une ville émergente est importante pour vous et pour Huawei ?
M. REN : Shenzhen est une ville d’immigrés. Quand les jeunes sont arrivés dans ce lieu à l’avant-garde de la réforme et de l’ouverture, leur rêve en poche, c’était un peu comme le Mayflower arrivant en Amérique. Les protestants avaient établi un pacte à bord. Mais Shenzhen n’avait pas de droit législatif. Shenzhen s’est donc efforcée d’avancer dans un programme de réformes. La première a concerné les camions bennes. On rémunéra chaque voyage 2 centimes de rmb, l’équivalent de 1/5 de cent américain. Cette prime si minime soit-elle a permis une augmentation substantielle de l’efficacité. Cela a provoqué une tempête dans la société chinoise qui y a vu un geste capitaliste qu’il fallait opprimer. Shenzhen s’est donc battue pour se soustraire à l’ancien régime. Le processus a été laborieux. Beaucoup de responsables ont commis des erreurs, mais ils ne seront pas oubliés. Tout progrès de l’histoire a un prix à payer.
12. David Pierson, correspondant du Los Angeles Times en Asie du Sud-Est : Beaucoup d’Américains comprennent mal les liens entre Huawei, le gouvernement chinois et le PCC, ainsi que le rôle joué par ces derniers dans les activités de Huawei. Est-ce que vous pourriez nous éclairer sur leurs liens ? Est-ce chose courante d’avoir un comité du PCC dans une entreprise ? Huawei doit-il se plier aux exigences d’une structure du gouvernement et laquelle ? Ou bien avec qui Huawei doit-il rester en contact régulier pour s’assurer que ses activités à l’étranger soient conformes aux réglementions ?
M. REN : Selon la loi chinoise, toute entreprise doit se doter d’une structure du PCC. Notre entreprise a été fondée après l’installation de Motorola, d’IBM et de Coca-Cola en Chine qui disposent également d’un comité du PCC. Comme la fonction de la structure du PCC est de dire aux employés de bien travailler, les entreprises étrangères sont favorables à cette structure. Notre comité du PCC ne s’immisce pas dans les décisions de l’entreprise, mais se charge de la morale et de l’intégrité des employés. Les membres du comité sont élus de façon démocratique au lieu d’être désignés par quelqu’un extérieur à l’entreprise.
Concernant nos liens avec le gouvernement chinois, d’abord, nous respectons la loi chinoise ; ensuite, nous payons des impôts ; troisièmement, depuis toutes ces années, pour investir dans la recherche fondamentale, le gouvernement chinois nous verse une aide, tout comme l’UE, qui nous donne également une subvention dont la valeur ne dépasse pas 2‰ du revenu des ventes. Ces sommes liées à la R&D sont allouées à toutes les entreprises (y compris les entreprises étrangères) pour mener des recherches fondamentales et non des recherches technologiques. Les résultats de ces recherches sont voués à être rendus publics et profiter à l’humanité tout entière. À part cela, il n’y a aucun lien entre le gouvernement chinois et nous.
13. David Pierson : En tant que journaliste, il me faut faire le choix entre donner la priorité à mon métier ou donner la priorité à mon pays, que sont les USA. Et vous, votre priorité est donnée à la Chine ou à l’entreprise ?
M. REN : Premièrement, Huawei a déjà exprimé en Europe l’idée de signer un accord de non-installation de backdoor. Si vous jugez qu’un tel accord entre entreprises n’est pas suffisamment convaincant, on peut demander au gouvernement chinois d’être témoin de la signature. Et si le gouvernement du pays en question souhaitait envoyer un représentant de rang équivalent pour signer avec le représentant du gouvernement chinois l’accord de non-espionnage et de non-installation de backdoor, le gouvernement chinois lui-même accepterait peut-être aussi de signer.
Le gouvernement chinois sait que Huawei rencontre des difficultés au sujet de backdoors dans les pays étrangers. Le responsable politique M. YANG Jiechi a exprimé l’intention de ne pas permettre aux entreprises chinoises d’installer de backdoors lors de la Conférence sur la Sécurité à Munich. Il a dit qu’il fallait que les entreprises chinoises respectent les conventions de l’ONU, les lois et les règlements des pays concernés.
Nous œuvrons actuellement à la signature d’un accord de non-espionnage avec les pays européens. Les entreprises américaines ne veulent pas le signer et le processus stagne. Mais si l’accord est signé entre l’Europe et la Chine, si un pays signe avec le gouvernement chinois, cela sera convaincant pour le monde entier et permettra de faciliter la compréhension mutuelle entre nous et les Américains.
14. David Pierson : Vous avez choisi de traduire le gouvernement américain en justice. Est-ce que vous allez par exemple encourager Facebook à poursuivre le gouvernement chinois afin de s’ouvrir les portes de la Chine, encourager les équipementiers américains à se retirer des joint-ventures en Chine, ou bien pousser d’autres entreprises technologiques à défendre leurs intérêts ?
M. REN : Premièrement, je soutiens les entreprises manufacturières américaines qui se battraient pour avoir le droit de créer des entreprises à capital unique en Chine. Les entreprises américaines pourront essayer, peut-être obtiendront-elles l’autorisation. Si les autorités locales veulent des joint-ventures pour profiter du partenariat, l’entreprise peut expliquer au gouvernement central qu’elle ne veut pas faire de joint-venture et qu’elle souhaite une entreprise à capital unique. Nous non plus, à l’étranger, nous n’en voulons pas parce que cela est trop compliqué à gérer et constitue une perte du temps. Les entreprises américaines pourraient commencer par demander la possibilité de créer des entreprises à capital unique ? Allez donc dire au gouvernement chinois : nous voulons une entreprise à capital unique et non pas une joint-venture. Le problème de transfert de technologies est ainsi contourné.
Deuxièmement, si les entreprises d’internet veulent s’implanter en Chine, vous pouvez peut-être d’abord envoyer celles qui n’ont rien à voir avec la politique (comme Amazon) pour parler avec le gouvernement chinois, qui les laissera entrer en premier. Puis les autres suivront. Tout le monde doit bénéficier du même droit.
Norman Pearlstine : Qu’est-ce qu’une joint-venture ? Un couple qui partage le même lit, mais avec des aspirations complètement différentes ?
M. REN : Je suis d’accord avec cette définition. Une joint-venture est tout ce qu’il faut pour ne pas réussir, pour créer le chaos. On aurait vraiment envie de faire une joint-venture avec vous puisque vous détenez 99% des actions et nous seulement 1%, il suffira de nous donner une carte de crédit que l’on va utiliser partout, dépensant tout jusqu’à ce que vos 99% soient épuisés aussi, et puis on vous rendra la carte.
15. Norman Pearlstine : Le CEO d’Intel, M. Andy Grove a écrit un livre intitulé « Il n’y a que les paranoïaques qui survivront ». En vous écoutant, je pense à lui.
M. REN : Je suis d’accord avec ce qu’il dit. Je suis aussi son adepte, étant moi-même parano.
16. Norman Pearlstine : Vous faites le meilleur boulot que je connaisse parce que vous disposez du droit de véto. Est-ce que votre successeur bénéficiera du même droit ? Ou bien ce droit est-il réservé au fondateur ?
M. REN : Concernant ce droit de véto, au début, nous voulions le supprimer au bout d’un certain temps, l’arrêtant par exemple maintenant. Mais quand on a vu le Brexit, nous avons pensé qu’il ne fallait pas laisser un processus démocratique décider tout seul du sort d’une entreprise, donc nous allons garder le droit de véto. Nous avons inscrit dans notre charte que le droit de véto peut être hérité, mais serait remis non à un membre de ma famille, mais à un comité d’élites composé de sept membres qui prendront la décision collective d’utiliser ou non ce droit de véto. Parmi ces sept membres, il n’y aura probablement pas de membre de ma famille.
17. Norman Pearlstine : Les questions suivantes relèvent de mon sentiment personnel et ne seront donc pas enregistrées.
M. REN : Enregistrez-les si vous voulez.
Norman Pearlstine : Vous vous retournez souvent sur les tout débuts, vous réfléchissez beaucoup à comment Huawei est devenu ce qu’il est maintenant. C’est pour une raison similaire que je voyage dans différents pays chaque année pour faire des reportages, pour me rappeler combien le travail est difficile pour les jeunes journalistes et les professionnels de ce métier.
M. REN : Nous sommes aussi jeunes l’un que l’autre. Il nous faut à nous deux la potion de longue vie que Google est en train de fabriquer. Quand on aura tous les deux 18 ans, on ira les fêter ensemble.
Norman Pearlstine : J’attends ce jour avec impatience.
18. Norman Pearlstine : J’espère que vous prendrez souvent le temps de parler avec votre fille pour vous soutenir mutuellement.
M. REN : Je parle souvent avec MENG Wanzhou. Sa mère l’accompagne au Canada.
19. Norman Pearlstine : J’ai remarqué le style architectural du parc, y compris celui du bâtiment qui nous abrite en cet instant. Hier, j’ai pris le petit train du parc pour voyager de la Slovaquie vers la France puis l’Allemagne. Quand vous avez fait construire ces architectures exceptionnelles, à quoi pensiez-vous ?
M. REN : On a lancé un appel d’offres. Le site du Lac de Song Shan a été dessiné par un architecte japonais Takashi OKAMOTO. Tous les experts du jury ont immédiatement été séduits par son projet. Ce grand architecte japonais est très particulier, il a eu sa licence, son master et son doctorat aux États-Unis sans parler l’anglais. C’est un surdoué !
Norman Pearlstine : J’ai travaillé pendant trois ans au Japon sans savoir y prononcer un mot non plus, et passé trois ans à Hong Kong sans parler le cantonais ! Mais ce n’est pas pour autant que je suis surdoué !
M. REN : Vous l’êtes ! Lui un surdoué en architecture, et vous, des médias.
20. Norman Pearlstine : Vous avez dit à un moment donné que votre fille ne sera pas votre successeur parce qu’elle a suivi une formation en finances tandis que Huawei, avec sa taille aussi imposante, a besoin de quelqu’un ayant reçu une formation technique, est-ce bien vrai ?
M. REN : Exactement.