Interview Le Monde : « Les problèmes auxquels Huawei fait face ne sont que passagers »

2019.10.22

Le patron du géant chinois des télécommunications, Ken Hu, bat en brèche les accusations américaines visant sa société.

À Paris, le 17 octobre. BRUNO LEVY POUR « LE MONDE »



Présenté par les Etats-Unis comme une entreprise à risque pour leur sécurité nationale, le géant chinois Huawei doit désormais se passer des services de Google pour ses derniers smartphones et se trouve en mauvaise posture pour imposer ses solutions sur le marché mondial de la 5G. Ken Hu, le dirigeant exécutif de la société, répond aux accusations américaines et présente au Monde les perspectives de développement de la société.

Huawei vient de publier des résultats financiers en hausse. Est-ce à dire que les sanctions américaines ne portent pas préjudice à votre activité ?

Nous avons su surmonter les difficultés. L’état financier de la société est bon, et nous n’avons jamais interrompu les livraisons à nos clients. Nos résultats financiers sur les neuf premiers mois de 2019 nous donnent satisfaction, avec une hausse de plus de 24 % de nos recettes au niveau mondial, et des revenus qui s’élèvent déjà à 85,7 milliards de ­dollars [76,7 milliards d’euros]. De fait, nous avons la conviction que nos revenus pour l’année entière dépasseront les 100 milliards de ­dollars. Nos ventes en Europe sont restées stables malgré la situation, même s’il est vrai que ­notre marché national [la Chine] est beaucoup plus dynamique qu’avant, notamment pour la vente de smartphones.

Cependant, les sanctions qui nous visent ne sont pas sans impact sur la bonne marche de la société. Dans la conception et la fabrication de nos produits, les choix technologiques ont toujours été fondés sur une économie mondialisée et une chaîne d’approvisionnement mondiale, dans laquelle les fournisseurs américains jouent un rôle très important. Nous achetons beaucoup de composants et de pièces aux Etats-Unis. Dorénavant, nous sommes contraints de nous ­tourner davantage vers les fournisseurs européens, japonais et chinois. Cela représente un supplément de coût, car nous devons pour cela investir afin d’évaluer et de valider ces entreprises, leurs technologies et leurs produits.

Comprenez-vous les craintes que suscite Huawei, en particulier au niveau de ses relations avec l’Etat chinois ?

Si l’on a des craintes seulement parce que l’on nourrit des soupçons, ce n’est favorable ni à l’économie ni au progrès technologique. Il faut observer les faits, chercher les preuves. Nous ne pouvons prédire l’avenir, mais nous pouvons regarder le passé.

En trente ans, il n’y a jamais eu de preuve de problèmes de sécurité chez Huawei. Mais je peux répondre d’un point de vue juridique. La loi chinoise impose certaines obligations aux entreprises, mais cette contrainte ne s’étend pas au-delà de la frontière nationale. Pour ce qui est de la protection des données, nous sommes en parfaite conformité avec le cadre de régulation européen, et toutes nos données en Europe ne quitteront jamais l’Europe.

Il faut trouver des moyens pragmatiques d’atténuer ces craintes. Qu’il s’agisse de la Chine, des Etats-Unis, de l’Union européenne ou de la France, je crois qu’il est du devoir des autorités de définir un cadre juridique clair et pérenne.


La France a justement fait voter cet été un texte visant à renforcer le contrôle des équipements 5G. Cela peut-il gêner le développement de votre activité dans l’Hexagone ?

Je ne pense pas que cette loi puisse constituer un obstacle pour nous, parce que le contenu du texte est resté assez objectif. Nous respectons pleinement cette loi. Des normes et un processus de mise en œuvre clairs, précis et transparents ne peuvent que nous être favorables.

L’Europe a par ailleurs publié un document pour évaluer les risques liés à la 5G, qui semble, en filigrane, mettre en garde contre Huawei…

Ce n’est pas ainsi que nous interprétons ces deux textes. L’Europe a mis l’accent sur la souveraineté digitale, la cybersécurité, la protection de la vie privée… Tout cela ne peut être que positif. Toutefois, nous estimons aussi que l’Europe et la France, dans leur processus de digitalisation de leur économie, ont besoin d’un paysage de fournisseurs diversifié pour pouvoir assurer leur capacité à innover et rester compétitifs.

Les Etats-Unis continuent à proclamer qu’il est dangereux de collaborer avec Huawei…

Des dizaines d’entreprises chinoises figurent sur la liste noire de l’administration américaine, sans qu’aucune preuve ne le justifie. Parmi les fabricants chinois de smartphones, seul Huawei est visé par cette liste. C’est ce qui fait qu’il y a aujourd’hui ce problème avec Google.

Tout le monde considère Google comme un système ouvert, raison pour laquelle les utilisateurs et les équipementiers, dont Huawei, l’ont adopté. Pour nous, il s’agissait de montrer notre soutien à ce système. Du jour au lendemain, nous sommes pris pour cible par les Etats-Unis… Google doit sa position dominante au soutien de milliards d’utilisateurs et de dizaines de ­dizaines d’équipementiers. Ces cinq dernières années, Huawei a vendu 100 millions de smartphones en Europe. A présent, en l’absence de preuve, et par un ordre administratif, les Etats-Unis veulent priver les consommateurs de notre technologie.

Le fondateur de Huawei, Ren Zhengfei, propose de vendre des licences de sa technologie 5G à une entreprise américaine. C’est une proposition surprenante. Pourquoi l’avoir faite ?

Notre fondateur a fait cette proposition car l’administration américaine persiste à dire que nous avons des problèmes de sécurité, en dépit de l’absence de preuve. Nous sommes donc prêts à leur montrer l’intérieur de notre technologie. Nous estimons par ailleurs que les Etats-Unis, dans le déploiement de la 5G, ne disposent pas de la meilleure technologie. Un expert indépendant en apporterait la preuve, j’en suis sûr.

Si les sanctions américaines venaient à être levées, reviendriez-vous aux mêmes relations avec vos fournisseurs américains ou chercheriez-vous à garantir davantage d’autonomie à Huawei ?

Pour ce qui est des fournisseurs, nous allons mettre l’accent sur la diversité. En ce qui concerne le système d’exploitation, nous souhaitons continuer à soutenir un écosystème mondialisé et ouvert, et donc reprendre notre collaboration avec Google. Mais si l’on nous interdit d’accéder à cet écosystème, nous serons bien obligés, en guise de plan B, de poursuivre le développement de notre propre système d’exploitation.

Le fait que vous deviez vous replier sur des fournisseurs autres qu’américains peut-il profiter aux fournisseurs européens ?

Je ne parlerais pas de repli, mais d’un changement de position. Notre chaîne d’approvisionnement est d’ores et déjà mondiale. Si les Américains ne peuvent plus nous vendre leurs produits, il est naturel que nous nous tournions davantage vers l’Europe. Nous avons 3 500 fournisseurs sur ce continent. Dans les cinq ans à venir, nous avions initialement prévu d’y réaliser 40 milliards de dollars d’achats, mais il s’agissait d’une projection avant les sanctions américaines. Dans tous les cas, c’est une bonne nouvelle pour les entreprises européennes.

Huawei a une implantation forte en France. A quelles fins ?

J’ai noté qu’en octobre 2018 le ministre de l’économie [Bruno Le Maire] avait lancé un appel pour que des investisseurs étrangers viennent ici afin d’y réaliser des investissements constructifs, et non de piller. C’est le sens de notre démarche. Au cours des dix dernières années, nous nous sommes concentrés sur plusieurs aspects. A commencer par le fait de travailler en étroite collaboration avec les opérateurs français pour construire leurs réseaux, notamment dans les zones rurales. Le marché des télécommunications en France a besoin d’avoir accès à de bonnes technologies, tout en abaissant les coûts, car le revenu par abonné est très bas. Avec notre expertise, nous les aidons à couvrir le réseau de façon plus large.

Parallèlement, la digitalisation des entreprises françaises s’accélère. Nous aimerions leur faire profiter de nos expertises en matière de technologie de l’information et de la communication. C’est pourquoi nous avons ouvert en France l’Open Lab, de sorte que tous les acteurs concernés par la digitalisation puissent échanger pour identifier les besoins, les problèmes et les solutions technologiques et commerciales susceptibles de les aider à faire face à ces défis. Nous allons investir 35 millions d’euros dans ce programme. Jusque-là, l’accueil réservé à cette initiative est très favorable. Nous souhaitons que cette démarche contribue au développement de l’économie française.

Combien de salariés Huawei emploie-t-il dans l’Hexagone ?

Nous y avons 1 000 salariés, dont 200 se consacrent à la recherche. Nous avons créé cinq centres de R&D en France. Ce sont des centres de taille modeste, mais qui sont appelés à grandir. L’intensification de la recherche et de l’innovation reste une considération majeure pour notre entreprise. Je tiens à souligner que le résultat de cette recherche, qu’il soit le fruit du travail de nos experts ou de la collaboration avec des organismes de recherche français, restera dans l’Hexagone. Nous travaillons par ailleurs avec les start-up françaises. Dans le cadre d’un programme spécifique, nous en avons déjà soutenu une soixantaine.

Pour la production de vos produits, travaillez-vous avec des entreprises françaises ?

Oui. L’an dernier, nous avons fait des achats à hauteur de 707 millions de dollars et nous prévoyons au moins de doubler ce chiffre. Ces achats sont destinés à approvisionner notre chaîne de production au niveau mondial. Nous avions 285 fournisseurs en France en 2018 ; nous en avons désormais 370. Avec les sanctions qui nous frappent, nous prévoyons une hausse de 10 % à 20 % de leur nombre chaque année dans les cinq ans à venir.

Quel est votre état d’esprit à l’approche de la date butoir du 19 novembre, qui marquera la fin du sursis accordé par les Etats-Unis avant l’application effective des sanctions ?

A cette échéance, nous aurons déjà fini de remplacer l’ensemble de nos fournisseurs américains. Si les Etats-Unis persistent dans leur volonté de nous interdire des échanges commerciaux avec les entreprises américaines, nous n’aurons donc aucun problème d’approvisionnement. La situation est plus complexe s’agissant du système d’exploitation [Android]. Cela nécessite une analyse plus en profondeur.

Où en sont les poursuites judiciaires que vous avez engagées aux Etats-Unis pour tenter de contrer les sanctions dont vous faites l’objet ?

Nous n’avons pas eu d’autre choix que de lancer cette procédure. Nous espérons que la justice américaine pourra traiter équitablement cette affaire et nous donner l’occasion de prouver notre bonne foi. Maintenant que nous sommes entrés dans ce processus judiciaire, notre calendrier est celui de la justice américaine.

Vous avez dévoilé en septembre un nouveau smartphone, le Mate 30, qui, conséquence des sanctions américaines, ne devrait pas intégrer les services de Google. Sera-t-il vendu en Europe ?

Nous souhaitons que les consommateurs européens puissent profiter de ce nouveau smartphone, mais nous n’avons pour le moment aucun calendrier ­précis quant à sa commercialisation en Europe.

Pensez-vous réussir à imposer un smartphone privé d’Android et des applications phares de Google ?

Je n’ai pas de réponse à cela. Nous nous interrogeons surtout sur la pertinence d’avoir un paysage digital encore plus fragmenté si nous sommes obligés de développer notre propre système d’exploitation. Est-ce vraiment bénéfique pour Google ou Huawei ? Et pour les utilisateurs ?

Avant la naissance de l’Internet mobile, le monde vivait justement dans un écosystème éclaté où chaque pays, chaque région avait ses propres normes, son propre réseau. Nous avons mis trente ans à bâtir un système plus mondialisé, plus convergent. Devons-nous balayer tout cela ? Cela dépendra des choix que nous ferons tous.

Dans ce contexte, maintenez-vous votre ambition de devenir le premier constructeur mondial de smartphones ?

Nous comptons déjà parmi les leaders du marché. Nous ne pouvons pas établir de prévisions, mais si nous parvenons à proposer aux consommateurs les meilleurs smartphones, il n’y a pas de raison que le volume de nos ventes ne continue pas à croître.

Par ailleurs, le smartphone n’est qu’un maillon de l’expérience numérique des utilisateurs. De nos jours, celle-ci se poursuit sur votre tablette, votre télévision, et parfois même sur votre lave-linge. Il s’agit d’un domaine que nous comptons investir. Nous avons déjà sorti cette année en Chine un écran intelligent et nous allons commercialiser prochainement des lunettes de réalité virtuelle qui représenteront une révolution pour nos consommateurs.

C’est pourquoi nous pensons que les problèmes auxquels nous faisons face ne sont que passagers. D’autant que l’univers des objets connectés est beaucoup moins dépendant du système d’exploitation de Google.

Retrouvez l'interview dans Le Monde