EXCLUSIF - Dans un entretien au Figaro, le président en exercice du géant des télécommunications répond aux accusations formulées par la justice américaine. Il assure que le Parti communiste chinois n'a aucun contrôle opérationnel sur ses activités.
De notre envoyé spécial à Shenzhen
Ingénieur diplômé de l'université Huazhong (région de Canton), Ken Hu est entré en 1990 chez Huawei, soit trois ans après la création de cette entreprise de télécommunications. À 51 ans, il est aujourd'hui le président en exercice de ce géant technologique chinois, qui se retrouve au cœur de la guerre technologique Amérique-Chine. Il a reçu Le Figaro au luxueux siège de l'entreprise à Shenzhen.
LE FIGARO.- Que répondez-vous au gouvernement américain, qui vous a accusés publiquement, le 28 janvier 2019, de vol de propriété intellectuelle et de violation de l'embargo sur l'Iran?
Ken HU. -Nous n'acceptons pas ces fausses accusations. Notre réponse est simple: le gouvernement américain ayant inculpé Huawei, nous allons suivre le processus judiciaire normal. Nous répondrons aux accusations devant le tribunal, car nous avons confiance dans l'indépendance et le professionnalisme de la justice américaine. Nous verrons ce qu'elle dira.
Les Américains disent avoir des preuves que votre société a créé des bonus exceptionnels pour les employés qui parviendraient à voler des technologies occidentales…
Nous n'avons pas cette politique. Nous nous opposons d'ailleurs fermement à la violation du secret industriel et commercial contre nous. Huawei possède 87.805 brevets, dont 44.434 déposés en dehors de la Chine. En 2017, nous avons déposé 1262 brevets en Europe, ce qui fait de nous le quatrième dépositaire européen. La protection de la propriété intellectuelle est la base de toute société industrielle. Si les Américains disent avoir des preuves, qu'ils les montrent au tribunal!
Quand vous avez commercé avec l'Iran, aviez-vous conscience que vous alliez vous attirer l'hostilité des États-Unis?
Nous avons beaucoup réduit nos activités en Iran au cours de l'année dernière. Nous avons commencé à bâtir notre système de conformité commerciale internationale il y a dix ans. Ce système garantit que nos activités demeurent conformes aux régulations commerciales des Nations unies, de l'Union européenne, des États-Unis et de la Chine. La gestion de cette conformité n'est pas facile: il y a des exigences différentes, venant de pays différents, s'adressant à des clients différents, portant sur les produits différents. L'objectif de ce système est de garantir que nos activités, qui s'élevaient à 100 milliards de dollars américains en 2018, ne violent aucune loi dans aucun pays et envers aucun client.
Allant à l'encontre de la position du gouvernement américain, le directeur général de la cybersécurité de l'État britannique vient de déclarer que le Royaume-Uni avait les moyens de «gérer le risque de sécurité posé par l'équipement des réseaux 5G par Huawei». Vous attendiez-vous à une si bonne nouvelle?
J'ai toujours été optimiste quant à nos activités en Europe car nous y menons une coopération pragmatique avec les gouvernements et les clients. Il y a plus de dix ans, au début de notre coopération avec le Royaume-Uni, nous avons discuté en toute honnêteté des risques potentiels de sécurité dans le développement des technologies de télécommunication.
Avec les autorités et les clients de ce pays, nous avons participé au développement de la 3G et de la 4G. Pour rassurer l'État britannique sur les questions de sécurité, nous avons établi un centre de contrôle de sécurité indépendant, qui examine et teste les équipements comme les logiciels Huawei. Nous fournissons l'intégralité de nos codes sources. Cela interdit toute possibilité de back doors(portes secrètes permettant de pénétrer un logiciel depuis l'extérieur), et donc d'espionnage. Ces centres de sécurité cogérés avec les États sont une bonne solution pour rassurer des autorités qui doivent, légitimement, protéger leur souveraineté, et pour continuellement améliorer nos équipements et nos logiciels.
Garantissez-vous à tous les gouvernements européens qu'aucun service d'État chinois ne sera capable de prendre le contrôle du cœur de leur 5G, en cas de tension politiqueentre l'Occident et la Chine?
Oui. Un nouveau centre de test de sécurité indépendant a ouvert ses portes en Allemagne en novembre dernier. À l'heure où je vous parle, il y a des produits Huawei qui sont en train de passer des tests dans ce centre. Nous ouvrons un autre centre à Bruxelles le 5 mars 2019. Les gouvernements et les clients européens sont les bienvenus chez nous pour utiliser la plateforme que nous fournissons pour tester la sécurité de nos produits.
Si le Royaume-Uni, qui est membre des «Five Eyes» (structure d'échange de renseignements entre alliés anglo-saxons depuis la Seconde guerre mondiale, NDLR), est capable de construire un dialogue productif avec Huawei, pourquoi n'est-ce pas le cas des États-Unis?
C'est une question qui me trouble beaucoup. J'étais PDG de Huawei aux États-Unis il y a dix ans, et nous y avions pas mal d'activités. Mais aujourd'hui nos activités y sont réduites. Parallèlement les Américains ne cessent d'accentuer leurs critiques à notre égard. Curieuse logique! Si vous n'utilisez pas nos produits, comment pouvez-vous dire qu'ils présentent des problèmes de sécurité? Pendant les trente dernières années, nous avons mené des activités dans plus de 170 pays et fourni des équipements aux 500 opérateurs, servant 3 milliards personnes dans le monde entier. Personne n'a jamais eu d'incident ou trouvé de back doorsdans nos logiciels. Ce bilan prouve que Huawei fournit des produits sécurisés.
«Nous menons nos activités dans le cadre de la loi, nous respectons toutes les lois chinoises, mais nos opérations commerciales sont toujours indépendantes»
Quel impact aura l'inculpation de votre société par la justice américaine sur vos activités en France?
Très peu d'impact. Nous avons un effectif de mille personnes en France ; nous y avons établi cinq centres de recherches ; nous y travaillons depuis longtemps, en confiance avec les opérateurs téléphoniques et l'ensemble de nos partenaires. Nos activités en France se déroulent normalement.
Et sur les autres pays européens?
En général, les activités de Huawei se portent bien à l'échelle du monde. Si vous regardez les chiffres du mois de janvier 2019, les ventes de Huawei augmentent toujours, surtout celles de smartphones.
Quelle marge d'indépendance avez-vous par rapport aux directives du Parti communiste chinois (PCC)?
Nous sommes une entreprise privée, et nous exerçons nos activités en Chine comme dans n'importe quel pays. Nous menons nos activités dans le cadre de la loi, nous respectons toutes les lois chinoises, mais nos opérations commerciales sont toujours indépendantes. Il n'existe pas de contrôle opérationnel du PCC sur les entreprises privées.
Imaginons que survienne un conflit naval entre la Chine et les Occidentaux. Ces derniers n'ont-ils pas raison de craindre une instrumentalisation des réseaux Huawei, qui donnerait un avantage important à l'État chinois, en termes de renseignements militaires?
J'ai remarqué que ces craintes existaient en Occident. Nous ne pouvons pas nous fonder sur des hypothèses, mais nous pouvons passer en revue ce que nous avons fait dans le passé. Nous sommes présents dans 170 pays depuis plus de trente ans. Nous y avons traversé de nombreuses crises géopolitiques mais n'avons jamais commis de tels actes. Si l'on regarde l'avenir, Huawei devra protéger sa réputation. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre des marchés en rompant le contrat de confiance avec tel gouvernement ou tel opérateur.
«Notre stratégie est claire : nous investissons toujours davantage dans les pays qui nous font confiance, pour leur fournir des produits et des services en constante amélioration»
Nous respectons les lois des pays où nous sommes présents. Nous ne nous soumettrons jamais aux ordres d'un État pour porter atteinte aux intérêts d'un autre. Je sais que certains ont émis des doutes, à cause de la loi du 28 juin 2017 sur le renseignement en Chine. Mais le 18 février 2019, le porte-parole du ministère des Affaires étrangères a expliqué en détail la loi chinoise dans ce domaine.
Le message-clé est qu'elle n'oblige nullement les entreprises chinoises à utiliser des moyens contraires à la législation de leurs pays d'implantation pour mener leurs activités commerciales. L'obligation de coopérer avec les services de renseignement, imposée aux entreprises et aux citoyens chinois, concerne le terrorisme, et en aucun cas le commerce, et ne s'applique que sur le territoire chinois. Beaucoup de pays dans le monde, y compris les pays de l'alliance des «Five Eyes» ont des lois similaires.
La structure du capital de Huawei est opaque. Pouvez-vous nous la détailler?
La structure de notre capital est simple et transparente. Dans le registre commercial chinois, Huawei a deux actionnaires: l'un est le fondateur Ren Zhengfei, qui possède 1,14 % des parts, et l'autre est un syndicat, composé des 97.000 salariés-actionnaires de Huawei (environ la moitié de nos employés).
Maintenant que le marché américain vous semble interdit, comment allez-vous réorienter votre stratégie dans le monde?
Notre stratégie est claire: nous investissons toujours davantage dans les pays qui nous font confiance, pour leur fournir des produits et des services en constante amélioration. Le harcèlement américain nous oblige à nous améliorer sans cesse, pour poursuivre notre croissance sur les autres marchés. L'intérêt des Européens n'est pas de suivre l'Amérique dans sa guerre contre Huawei!
Allons-nous vers une divergence technologique de la planète, entre un univers américain et un univers chinois?
Vu le contexte géopolitique, cette inquiétude est légitime. Si cette divergence se poursuivait, elle aurait des effets négatifs sur le développement économique de la planète. Premièrement, les avancées technologiques dépendent d'un écosystème d'innovation et d'une chaîne d'approvisionnement mondialisés. Prenons l'exemple de mon smartphone ; sa conception est réalisée à Paris, à Londres et à Shanghaï ; ses composants viennent des quatre coins du monde ; son assemblage est fait en Chine ; sa vente est proposée partout sur la planète. Cette tendance est irréversible.
Deuxièmement, avec la sophistication des technologies, le coût de l'innovation augmente. Prenons l'exemple de la 5G. Avant même l'établissement de ses standards, nous lui avons déjà consacré 600 millions de dollars en R&D. J'imagine que c'est la même chose pour les autres fournisseurs. Avec tous les autres fournisseurs de technologies, nous sommes parvenus à un consensus et nous soutenons fermement le standard unifié. Pour l'intérêt de tous, les standards doivent converger et non diverger.
Troisièmement, l'Union européenne promeut le marché unique numérique qui exige des standards technologiques synchronisés. Elle doit aussi encourager la participation des meilleurs fournisseurs de technologie, pour créer de l'émulation. Pour l'Europe, il serait néfaste d'inverser cette tendance. Cela ralentirait l'innovation et augmenterait son coût. Cela porterait atteinte aux intérêts des consommateurs.
Prenons un contre-exemple: l'Australie est le deuxième pays, après les États-Unis, à interdire la participation de Huawei dans la 5G. Le déploiement commercial de la 5G y sera retardé. En raison de notre éviction, l'augmentation du coût de déploiement de la 5G pourrait atteindre 2 milliards de dollars.
Quelle mesure diplomatique préconisez-vous pour empêcher que le monde tombe dans la guerre technologique?
Je ne suis pas un diplomate, mais j'ai quelques réflexions à partager. Le plus important, c'est que les gouvernements, les autorités de régulation, les fournisseurs et utilisateurs de technologies communiquent de façon rationnelle. Comment rendre les réseaux plus sécurisés alors qu'ils deviennent de plus en plus complexes? Comment protéger les propriétaires de données et la vie privée des individus? Comment être plus inclusif dans le développement de l'économie numérique? Ce sont des défis auxquels nous sommes confrontés dans le développement de la technologie. Les valeurs européennes peuvent nous aider à résoudre ces enjeux. Dans un dialogue international ouvert et inclusif, fondé sur l'État de droit, la liberté et la coopération.
Cet article a été publié à l’origine par Le Figaro